Troisième étape du Tour d’Italie. Comme à chaque grand tour cycliste, la première semaine est habituellement donnée aux sprinteurs afin qu’ils démontrent leurs habilités avant d’être déclassés lorsque les étapes montagneuses débutent. Les étapes 2 à 6 sont donc le plus souvent sur le plat ou, s’il y a une montée significative, elle ne sera pas dans les 20 derniers kilomètres. Si un sprinteur prend du retard dans une montée, ses équipiers se sacrifieront pour l’amener à la ligne d’arrivée en premier. Donc, les grimpeurs ne perdent pas d’énergie à essayer de distancer le peloton, l’explication viendra dans les vraies montagnes.
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La descente va bon train ce matin. L’échappée a une avance de quelques minutes. Les équipes de sprinteurs prennent quelques raccourcis : il est clair qu’ils vont rattraper l’échappée, force du nombre oblige, mais s’ils poussent un peu plus dans la descente, la tâche sera moins ardue sur le plat.
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L’étape d’aujourd’hui ne déroge pas à la règle : le sommet du col de 3e catégorie se situe à 40 kilomètres de l’arrivée. Mis à part les 4 échappés, tout le monde franchit le col ensemble, et la descente, dans la plus pure tradition vertigineuse italienne, se fait à tombeau ouvert (ce qui, en langage cycliste, équivaut à 100 km/h dans les lignes droites). Nous avons donc, en plus du peloton de quelque 200 coureurs, la caravane, composée d’une voiture par équipe, des voitures des commissaires, des motos de service, des motos de photographes et caméras, bref, une grande file dans laquelle il est préférable de ne pas être pris à cause d’un retard dans la montée ou d’un problème technique.
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Caméra-moto numéro 2. Voiture arrêtée dans la descente, qui crée un bouchon dans la caravane. Ce n’est pas une voiture d’équipe, mais la voiture blanche du médecin de course. Quelques coureurs se faufilent à travers le bouchon et ressortent en faisant signe à la caméra-moto de s’éloigner.
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Le Tour d’Italie est reconnu par plusieurs, dont l’auteur de ces lignes, pour être la course la plus excitante de la saison. Les montées sont plus dures et plus nombreuses, les sprints plus serrés et parfois sur le pavé, les podium girls plus authentiques, l’image griche à quelques occasions et on manque l’attaque décisive…Bref, le Tour d’Italie, c’est pas mal plus italien. Et parfois, cette attitude old school amène les organisateurs à concevoir des parcours un peu trop intenses. En contrepartie, les coureurs sont très au fait des largesses de l’école italienne et, lorsque les organisateurs dépassent les bornes, les coureurs leur en font part. En 2009, après que Pedro Horrillo eût chuté 80 mètres dans un ravin et que, le lendemain, les organisateurs n’eurent pas fait déplacer les voitures garées le long du circuit urbain de Milan, les coureurs ont arrêté la course et ont fait part de leurs revendications.
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Court flash sur le cycliste au sol. Coulée de sang sur le bitume. Visage du cycliste, au faciès asiatique. Pourtant, les deux japonais du peloton, Arashiro et Beppu, ne courent pas pour Leopard-Trek. L’équipe sino-hollandaise Skil-Shimano ne participe pas au Giro cette année. Et ce n’est assurément pas un coureur Mongol. Flash. C’est parce que son nez est déplacé. Même David Harmon, le commentateur de British Eurosport qui reconnaît les coureurs à partir des images de l’hélicoptère au-travers des arbres, n’a aucune idée de l’identité du coureur dont on vient de voir le visage durant cinq secondes.
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Il existe une boutade selon laquelle on ne peut être un vrai coureur cycliste si on ne s’est jamais fracturé la clavicule. C’est en effet une blessure fréquente dans le cyclisme, et la plupart des pros ont appris à rouler malgré cet inconvénient. Contrairement aux autres sports, il n’existe aucune protection dans le cyclisme. Le hockeyeur aura toujours des épaulettes et un casque, le pilote de F1 est soudé à un harnais de sécurité, le nageur privilégie les piscines où il n’y a pas de requins. Le cycliste a un casque et des freins, dont l’efficacité dépend de plusieurs facteurs incontrôlables tels que la qualité du bitume et sa température, la force du vent et sa direction, les actions des autres coureurs du peloton, etc. La protection du cycliste, c’est sa confiance en son pilotage, en celui de ses collègues et en la qualité de sa monture. Oui, tout cela est abstrait. On dit qu’on ne peut pratiquer un sport en ayant peur. Cela est tellement vrai pour le cyclisme que les autres sports paraissent libres de dangers.
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Les échappés ont été repris. Dans la légère montée précédant la ligne d’arrivée, un groupe de cinq cyclistes s’est détaché, duquel proviendra éventuellement le vainqueur. On apprend que le coureur au sol est Wouter Weylandt, coureur belge de l’équipe Leopard-Trek. Weylandt, 26 ans, possède un bon palmarès malgré le fait qu’il ait été équipier dans une équipe (Quick-Step) qui compte plusieurs gros rouleurs (Boonen, Devolder, Chavanel, Van De Walle). Weylandt a aussi un bon potentiel de sprinteur, de coureur de classiques et de puncheur, ala Philippe Gilbert.
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J’ai vu en direct la chute (du moins, le passage par-dessus le garde-fou) de Pedro Horrillo au Tour d’Italie en 2009. J’ai vu en direct Jens Voigt embrasser le bitume et se fracturer la clavicule dans la descente du Col du Petit-Saint-Bernard au Tour de France 2009. À chaque course, un coureur prend le champ. Souvent, il y a plus de peur que de mal (considérant que les fractures ‘légères’ sont normales). Toutefois, une fois sur trois environ, le coureur quitte en ambulance. Drôlement, pour un sport aussi dangereux et où les occasions de blessures sont aussi fréquentes, la ‘mort au guidon’ (au niveau professionnel, s’entend) est plutôt rare. Je n’ai comme souvenir de la mort de Fabio Casartelli en 1995 que l’image des blocs de béton contre lesquels il s’est frappé la tête. Ce dont je me rappelle de la mort d’Andreï Kivilev en 2003, c’est que cet accident a mené l’UCI à obliger le port du casque. Quant à Isaac Galvez, je n’ai aucun souvenir de sa mort, sur la piste de Ghent, durant les Six-Jours de 2006.
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Aujourd’hui, après plusieurs années à suivre assidûment le cyclisme professionnel, je suis témoin de ma première ‘mort au guidon’. J’aurais pu être en train de faire autre chose, mais j’ai décidé de regarder les 40 derniers kilomètres de l’étape. J’ai donc assisté à la mort de Wouter Weylandt, un coureur que je suivais de loin depuis deux ans, en partie à cause de son nom particulier. Aujourd’hui, je repense à cette fois où ma roue avant s’est mise à ballotter en descendant la côte de Beauvoir, à Sherbrooke. Je repense à la fois où un automobiliste m’a heurté intentionnellement. Je repense à toutes les fois où mon expérience m’a permis de maîtriser le vélo. Je pense à toutes les fois où rien ne s’est produit parce que je contrôle minimalement mon vélo. Et je pense à Wouter qui, bien qu’étant plus jeune que mois de 4 jours, était un bien meilleur pilote que moi. Malgré toute son expérience et tout son talent, il n’a pas pu empêcher une vulgaire pédale de heurter la chaîne de trottoir…
Repose en paix, Wouter